L’automne
Le mois d’octobre est arrivé, l’automne offre sa palette de couleurs chatoyantes à la nature : des touches de rouge, de brun, de jaune, d’ocre s’entremêlent pour le plaisir des yeux. Seuls les sapins conservent leurs branches vertes qui se balancent doucement dans le vent. Les champs se reposent et les près sont boueux, dépourvus de fleurs, les chapeaux blancs des agarics champêtres, appréciés en fricassée ont pris le relais. C’est également la saison des herbiers, savants collages de feuilles d’automne, ou des marrons que nous ramassons sous le vieux marronnier tordu à quelques dizaines de mètres de mon domicile. Nous en confectionnons des bonshommes ou des animaux à l’aide d’allumettes ou de cure-dents.
Les journées se vivent différemment aussi depuis l’arrivée de l’automne. Les petits matins brumeux nous font accélérer le pas sur le chemin de l’école et la nuit tombe dès la fin de l’après-midi. Les jeux en plein air s’en trouvent considérablement écourtés. En rentrant de l’école, nous voyons des minces colonnes de fumée monter des cheminées et la bruine mouille nos cheveux. Nous nous réfugions à l’abri de la maison dès que la lumière commence à s’estomper. C’est une saison peu populaire auprès des adultes, du moins est-ce mon impression, car j’étends souvent des mots tels : saison sombre, ou froide et humide. En ce qui me concerne, j’adore ses couleurs.
En ce samedi après-midi sans obligations scolaires, ce n’est pas de la bruine, mais carrément de la pluie froide qui mouille nos capuchons. Nous, c’est le trio de chasseurs de vampires : Jeanne, Arthur et moi-même, l’instigatrice de cette « chasse à Drac ». Drac, c’est le vampire qui s’est installé dans notre village et que nous tentons de démasquer par tous les moyens.
Nous étions convenus de nous retrouver cet après-midi afin de tenir l’un de nos « conseils de guerre », sans nous soucier de la météo. A présent, la pluie ininterrompue pose un réel problème. Aller reprendre nos délibérations au domicile de l’un d’entre nous serait une solution, mais des oreilles espionnes risqueraient de déjouer nos plans. Je propose donc d’emmener mes camarades dans la petite cabane qui jouxte notre maison. Mon père s’en sert pour entreposer divers outils et du bois, il reste suffisamment d’espace pour caser nos trois petites personnes. Nous nous asseyons sur des caisses et reprenons notre conseil. L’heure est grave, il faut trouver une solution de toute urgence.
Un résumé de nos précédentes aventures s’impose, afin de vous éclairer sur notre situation actuelle.
Au début de l’année- il s’agit de l’année 1968-un vieux manoir, inhabité depuis des décennies avait subitement trouvé un nouvel acheteur en la personne de Drac. Ce manoir à l’aspect lugubre et délabré portait depuis longtemps la réputation d'amener le malheur à ses habitants. Plusieurs d’entre eux avaient été victimes d’accidents fâcheux, telles des chutes dans les escaliers ou des assauts de rats ou d’autres parasites indélogeables. Les villageois préféraient ne pas s’en approcher et n’en parlaient jamais… jusqu’au jour de son acquisition par cet inconnu. Toutes sortes d’hypothèses s’étaient alors mises à circuler dans le village, on voulait surtout savoir qui était cet acquéreur inconscient.
Il s’agit de Drac.
Drac s’appelle en réalité monsieur Lorandrac et il est originaire de Transylvanie, le pays des vampires. Je l’ai soupçonné très rapidement d’avoir des projets criminels en s’installant dans notre village. Rapidement, j’ai mis mis Jeanne, ma meilleure amie dans la confidence et nous avons commencé une enquête, parfois périlleuse, alors que le manoir se trouvait en restauration.
Un jour, Jacques le jardinier nous avait infligé une énorme terreur en nous surprenant dans une des dépendances du manoir, où nous avions découvert des longues caisses en bois. Il nous avait alors expédiées hors de la propriété sans ménagements. Dans l’énervement, le brave homme avait laissé tomber une clé que je m’étais appropriée et gardé précieusement. Nos relations avec Jacques s’étaient toutefois apaisées au cours de l’été, il nous avait permis de venir l’aider à l’entretien des platebandes, mais nous n’accordions pas uniquement nos attentions aux fleurs. Lors d’une expédition dans le sous-sol du manoir, nous avions découvert Drac dormant sous l’apparence d’une chauve-souris. Malheureusement, aucune personne adulte n’accordait crédit à nos histoires. A leurs yeux, une chauve-souris était un animal nocturne s’abritant dans des grottes ou des caves durant la journée, et non un vampire changeant d’apparence.
Drac de son côté, a réussi par je ne sais quel biais, à devenir l’ami de notre institutrice ce qui a valu le titre de « la Goule » à cette dame détestée. Il faut admettre qu’elle nous rend notre antipathie en nous accablant de diverses punitions et réprimandes en classe. Et c’est justement là le sujet de notre réunion d’urgence. Il s’agit des dessins qu’on nous avait chargé d’effectuer au mois de septembre. Nous devions mettre en image notre occupation principale des vacances d’été. Ces dessins seraient ensuite exposés au manoir de Drac dont quelques pièces sont officiellement devenues une galerie d’art. Arthur, Jeanne et moi savons bien-entendu qu’il ne s’agit là que d’une couverture pour cacher ses vrais projets, à savoir mordre la population du village dans le but d’en faire une armée de vampires à son service. Ce sont nos conclusions, nous devons juste trouver les preuves nécessaires.
Revenons aux dessins. Après nous être consultés, nous avons décidé que nous ne pourrions sous aucun prétexte révéler notre secret concernant Drac. En effet, nous avions passé la majeure partie de nos vacances autour de la propriété du vampire, à l’espionner. Arthur, le seul représentant masculin de notre agence de détectives surveillait discrètement le manoir, assis sur une branche d’un des grands arbres. Une nuit, je m’étais même trouvée prisonnière dans le sous-sol du vampire. Ma mission secrète consistait à m’éclipser de chez moi pour aller y répandre de l’ail. Personne n’ignore l’effet dévastateur de l’ail sur les vampires. Malencontreusement, la lourde trappe s’était refermée derrière moi. Je ne dois mon salut qu’à la présence d’Arthur qui m’avait délivrée au petit matin. Pas question d’immortaliser ces aventures dans un dessin.
Nous nous étions mis d’accord pour d’illustration d’une occupation banale. Par le plus grand des hasards nos dessins représentaient tous trois un beau carré bleu -la piscine de notre village- ainsi qu’un petit personnage en maillot porteur d’une bouée à côté. « La Goule » les avait rejetés en bloc et nous avait intimé l’ordre de représenter des choses plus originales et surtout correspondant à la réalité de nos vacances.
- Je ne pense pas que vous ayez passé tout votre temps à la piscine, avait-elle dit avec un sourire-que je jugeais cruel- dessiné sur ses lèvres. Faites preuve d’un peu plus de créativité.
Nos seconds dessins furent acceptés. Arthur avait peint une jolie cabane dans un arbre, Jeanne un pré avec des fleurs qu’elle s’appliquait à cueillir, tandis que moi je m’étais représentée, arrosoir en main, en train d’arroser diverses verdures.
Vint le jour où nous étions conviés à aller admirer nos propres œuvres dans la salle d’exposition du manoir vampirique. Drac, le maître des lieux se tenait près du mur où on les avait soigneusement épinglées. Chaque dessin eut droit à un petit compliment ou commentaire de sa part. Au moment de commenter le mien et ceux de mes complices, j’ai cru voir un sourire carnassier se dessiner sur son visage pâle de vampire :
- Et voilà donc les chefs-d’œuvre de notre bande des trois ! Arthur, je ne te vois pas sur ta branche. Et toi, Jeanne, n’as-tu pas voulu dessiner Jacques, mon jardinier à côté de toi ? Ah, Josiane ! Tu as donc jardiné aussi durant tes vacances ! Je m’attendais presque à un dessin te représentant dans ma cave.
Nous étions tous les trois figés sur place par la frayeur. La Goule et lui n’ignoraient donc rien de nos agissements. Nous étions repérés. Il nous fallait de l’aide.
Voilà donc le sujet de notre réunion d’urgence du jour. On comprend aisément qu’elle doit rester secrète.
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